46.
La neige, ce soir-là, s’abattait sur tout le nord du pays, dense et épaisse. Honnecourt était à moins de deux heures de Paris et, après avoir parcouru de longues routes sinueuses au travers d’une campagne vallonnée, la MG-B d’Ari entra dans le village, au cœur du Cambrésis, vers 22 heures. Il espérait que, cette fois-ci, le moteur tiendrait le coup. Le garagiste lui avait promis qu’elle était à nouveau prête à faire des milliers de kilomètres.
Les rues, fort larges pour un si petit village, étaient plongées dans la pénombre sous le voile de la neige. Les maisons, de plus en plus rapprochées, alignaient leurs façades austères au-delà des trottoirs, parfois interrompues par les corps épars des bâtiments agricoles. Au centre de Honnecourt, une étonnante église, toute d’angles, s’élevait par-dessus les toits, construite dans le même mélange de brique rouge et de pierre blanche que les demeures alentour. Juste à gauche de l’édifice religieux, dans le prolongement de ce qui devait être la mairie, Ari aperçut un local avec une vitrine où s’empilaient pêle-mêle livres anciens et vieux outils en bois. Sur son fronton, une pancarte annonçait : « Maison Villard de Honnecourt ». Plus loin, un monument rendait également hommage à ce personnage du XIIIe siècle, qui faisait la gloire de la commune. L’école elle-même portait son nom.
Ari tourna dans le village, à faible vitesse, mais nulle part il ne vit la rue que lui avait indiquée Mona Safran. De retour sur la place de l’Église, il aperçut un couple qui marchait sur le trottoir. Les deux silhouettes, emmitouflées dans des manteaux, avançaient la tête enfoncée dans les épaules, les mains nichées au fond des poches. Il arrêta la voiture près d’eux. Ils parurent étonnés de voir cette vieille décapotable, immatriculée à Paris, s’arrêter ici à une heure si tardive.
— Excusez-moi, lança Ari en se penchant du côté de la fenêtre passager, je cherche le sentier des Bleuets…
— Ah… C’est un peu en dehors du village. Il faut que vous remontiez la route qui part vers Vaucelles, et une centaine de mètres après la sortie de Honnecourt, ce sera sur votre gauche.
Il les salua et se remit en route. La MG-B fila dans les petites rues de Honnecourt puis sortit du village. La neige ne cessait de tomber et Ari ralentit pour ne pas rater la route. Il n’y avait aucune lumière au beau milieu de cette campagne et les phares de la vieille anglaise n’éclairaient pas bien loin. Il avança prudemment, les deux mains crispées sur le volant, puis, enfin, sur la gauche, il aperçut un chemin de terre, drapé de blanc, qui se perdait dans les arbres. Sur un petit panneau vert, au milieu des buissons, il déchiffra Sentier des Bleuets. Il engagea la MG-B sur l’allée cahoteuse. La voiture était secouée par les bosses, les pierres et les aspérités qui jalonnaient le sentier étroit. Des branches frottaient contre la carrosserie, déversant des nuées de flocons sur la tôle et le pare-brise.
Au bout du chemin, Ari découvrit les contours flous d’une maison. Une voiture était garée. Il sourit. Pendant un instant, il s’était attendu à voir la berline américaine marron qui avait failli le renverser à Reims et qui était passée en bas de chez lui, à Paris. Mais non. C’était une petite voiture de ville, moderne, immatriculée dans la région. Il se gara juste à côté d’elle.
Les pneus firent craquer l’épaisse couche de neige qui s’était accumulée là. Il éteignit le moteur et resta quelques instants les mains serrées sur le volant. Peut-être était-il en train de commettre la plus grosse erreur de sa vie. Peut-être aurait-il dû écouter Lola. Mais il était trop tard pour reculer, maintenant, et il avait envie de savoir.
Instinctivement, il caressa la crosse de son magnum sous son trench-coat, croisa son propre regard dans le rétroviseur, puis il sortit de la voiture et claqua la portière.
C’était une maison ancienne, de plain-pied, étroite, tout en vieilles pierres irrégulières. Les joints, d’un ciment grossier, étaient rongés par le temps. Elle ressemblait à un long corps de ferme ou à une grange aménagée. Il y avait trois fenêtres sur la façade, dont une seule était allumée.
Il traversa la cour, ses pieds s’enfonçant dans la neige, et s’arrêta devant la porte. Au-dessus de celle-ci, un panneau en pierre gravé indiquait : « Cayenne de Honnecourt ». Ari marqua son étonnement.
Il savait que le mot « cayenne » faisait référence au compagnonnage, et c’était donc un élément de plus qui impliquait Mona Safran dans cette affaire, d’une façon ou d’une autre.
Il frappa trois coups. Des pas approchèrent rapidement. Des pas féminins, avec des bruits de talon. Puis la porte s’ouvrit lentement.
Le visage de Mona Safran apparut dans la lumière. Maquillée avec soin, sa longue chevelure brune détachée, elle portait sous un fin gilet de laine ouvert une robe noire décolletée qui laissait deviner sa poitrine généreuse. Elle était à la fois inquiétante et terriblement attirante.
— Bienvenue à Honnecourt, dit-elle en s’écartant pour le laisser entrer.
Ari s’attarda sur le palier. Il y avait dans le regard de cette femme quelque chose qui ressemblait à de l’arrogance, de la provocation. L’espace d’une seconde, il ressentit l’inexplicable envie de la gifler, comme une adolescente bouffie d’impertinence. Il se mordit les lèvres d’un air désabusé, puis il entra. La température de la pièce était élevée. Le feu d’une cheminée avait surchauffé la maison.
Mona Safran referma la porte derrière eux. Il se retourna aussitôt et, avant même qu’elle l’invite à entrer dans le salon, où elle avait disposé deux verres et une bouteille de vin, il la regarda droit dans les yeux et prit enfin la parole.
— Mona, vous allez me dire ce que je fais ici ?
Elle esquissa un sourire innocent.
— Mais, enfin, Ari ! Vous êtes ici parce que vous avez bien voulu venir…
— Ne perdons pas de temps à faire de la sémantique de bazar, Mona. Dites-moi pourquoi vous vouliez me voir.
Muette, elle soutint son regard d’un air amusé.
Ari en eut assez de se laisser mener en bateau et le petit jeu de cette femme n’avait que trop duré.
Il fit un pas en avant. Soudain, ses yeux se posèrent sur l’avant-bras de Mona. Il détailla la longue manche de son pull noir. Se pouvait-il que, en dessous, elle cachât un tatouage ? Le dernier indice, la dernière confirmation dont il aurait eu besoin ? Il fut gagné par une irrésistible envie de lui prendre le bras, de relever sa manche pour en avoir le cœur net.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Mona Safran croisa ses mains dans son dos et s’appuya contre la porte.
À cet instant, Ari perdit le contrôle de lui-même. Il fit deux pas en avant et saisit violemment son interlocutrice par les épaules, le regard menaçant.
— Mona, ne jouez pas ce jeu avec moi. Dites-moi tout de suite pourquoi vous m’avez appelé.
Il vit alors une étrange lueur passer dans les yeux noirs de Mona. Un soupçon d’inquiétude. Il l’espérait en tout cas.
— Je vous l’ai dit. Pour vous parler.
Sa voix était terriblement sensuelle, son regard troublant. Ari avala sa salive. Il devait bien reconnaître que cette femme exerçait sur lui un pouvoir d’attraction singulier.
— Eh bien je suis là, maintenant, alors parlez-moi.
Elle ouvrit lentement la bouche et ses lèvres semblèrent trembler légèrement, comme si elle cherchait ses mots mais qu’aucun son ne voulait sortir.
Puis soudain, contre toute attente, elle dégagea ses bras de derrière son dos, attrapa Ari par la nuque et pressa sa bouche contre la sienne. Il n’eut pas le temps ni le réflexe de se reculer. Elle l’embrassa avec une passion aussi subite que démesurée, mordillant ses lèvres, donnant des coups de langue, poussant des petits soupirs aigus.
Les mains d’Ari se crispèrent sur ses épaules, puis il l’attrapa par les tempes et repoussa son visage. La tête de la femme cogna contre la porte. Ari la fixa tout en la maintenant immobile. Il ne savait que penser. La tension qu’il ressentait entre eux était de plus en plus confuse. Un mélange de colère, de peur et de désir. Il se demandait s’il avait envie de l’étrangler ou de lui faire l’amour. Et il n’était pas sûr qu’au bout du compte ce ne serait pas elle qui allait lui tordre le cou. À tout moment, cette femme, qui était peut-être celle qui avait tué Paul Cazo, pouvait passer à l’acte et s’en prendre à lui. Il n’arrivait pas à chasser de son esprit les Polaroïd des différents meurtres. Les corps nus de ces hommes ligotés sur des tables, leur regard vide, le sang, le trou à la base du crâne…
Ari serra plus fort encore la tête de Mona Safran entre ses deux mains, puis, soudain, n’y tenant plus, il l’embrassa à son tour. À ses soupirs répondirent ceux de la femme que son corps tout entier écrasait contre la porte. Il laissa descendre sa main droite le long de la nuque de Mona Safran, sur son épaule, il la glissa sous son pull puis la plaqua contre sa poitrine. À travers le tissu de sa robe, il sentit durcir la pointe de son sein. Il pressa plus fort encore. Puis comme elle venait de lui mordre la lèvre, il recula sa tête, la dévisagea l’espace d’une seconde et plongea son visage dans son cou pour l’embrasser au creux des épaules.
Mona Safran se mit à lui caresser le crâne avec fougue, le décoiffant davantage à chaque nouveau baiser. D’un seul coup, elle agrippa Ari par les cheveux et lui tira la tête en arrière. Celui-ci grimaça de douleur. Leur jeu prenait une tournure brutale. Et Ari, à sa grande surprise, trouvait cela terriblement excitant. Il lui prit les poignets et les bloqua contre la porte, au-dessus d’elle. Mona, les bras en croix, poussa un petit cri. Sa poitrine se soulevait de plus en plus vite, son souffle devenait de plus en plus fort. Ils restèrent un moment immobiles, comme deux prédateurs qui se défient au milieu du combat, puis elle tenta de dégager ses poignets. Il l’empêcha de bouger, maintenant fermement ses mains. Elle se débattit de plus belle, puis, parvenant à libérer l’une de ses mains elle le repoussa par les épaules et, soudainement, le gifla.
La tête d’Ari fut projetée sur la gauche par la forte claque. Les yeux écarquillés, il saisit à nouveau la femme par les avant-bras, plus vigoureusement cette fois, et il la força à croiser les mains derrière son dos. Il se colla contre elle et la maintint dans cette position sans quitter ses grands yeux noirs. Il aurait aimé deviner ce qu’ils dissimulaient, quel dessein secret cachait ce visage. Cette femme était-elle sur le point de lui faire l’amour ou de le tuer ? Il approcha doucement sa bouche de ses lèvres entrouvertes puis, alors que leurs deux visages se touchaient presque, il lui susurra :
— À quel jeu jouez-vous, Mona ?
Elle pencha délicatement sa tête sur le côté et se contenta de sourire. Puis, laissant glisser son dos progressivement contre la porte, elle tomba sur les genoux, obligeant Ari à lui lâcher les mains.
Avec des gestes de plus en plus impatients, elle déboutonna le bas de la chemise de Mackenzie et couvrit son ventre de baisers. Il frissonna. Un à un, elle ôta les boutons de son jean sans cesser de l’embrasser. Ari se laissa faire, envahi de désir, les yeux rivés au plafond. Quand il sentit les lèvres de Mona descendre sur son bas-ventre, il ferma les yeux et s’abandonna complètement.
Tout alors sembla disparaître autour d’eux. C’était comme s’il flottait au milieu d’un songe, comme s’il avait décroché, soudain, de la réalité. Les caresses de Mona le transportaient lentement vers l’extase. Il se demandait s’il avait jamais ressenti une excitation d’une si grande intensité, sans doute à cause de l’inextinguible tension qui régnait encore entre eux.
Soudain, alors qu’il était sur le point de capituler, Ari fut saisi par un accès de lucidité. Il recula d’un pas, attrapa Mona par les épaules et l’obligea à se relever. Sans attendre, avec des gestes brusques, il lui arracha son pull, la plaqua contre la porte puis souleva le bras gauche de la femme pour l’exposer à la faible lumière. Elle se laissa faire. Mackenzie sourit. Rien. Pas de tatouage. Changeant de main il inspecta son autre bras. Rien non plus.
— Qu’est-ce que tu fais, Ari ?
Il lâcha le cou de sa partenaire et lui caressa doucement les épaules.
— Je cherche le soleil.
Mona fronça les sourcils en signe d’incompréhension, puis, courbant le dos, elle ôta sa robe et la jeta sur le sol pavé. Elle pressa ses seins lourds et fermes contre la poitrine d’Ari et passa ses mains dans son dos. Avec des gestes de plus en plus insistants, elle se mit à lui griffer les hanches, les épaules, la nuque.
Soudain, la main de la femme s’arrêta sur les pectoraux d’Ari. Lentement, elle tira sur la lanière de son holster.
— Tu gardes toujours ton arme ? murmura-t-elle d’un air amusé.
Ari fit un pas en arrière et ôta la housse de son arme. Il tendit le bras et posa le holster sur le sol, le plus loin possible d’eux.
Mona regard le revolver sur le carrelage.
— Tu as peur que je m’en serve ? dit-elle d’une voix ironique.
Ari, en guise de réponse, se plaqua à nouveau contre elle.
— Prends-moi, susurra-t-elle à son oreille.
Ari ne réagit pas. Le souffle court, l’esprit perdu, il la fixait droit dans les yeux, sans bouger.
Et si c’était elle ? Si c’était vraiment elle ? Comment s’y est-elle prise avec les autres ? A-t-elle attendu avant de les attaquer ? Est-elle allée jusqu’au bout ? Attendra-t-elle ce moment où je serai le plus vulnérable ?
Mona passa une main sur la joue d’Ari.
— Prends-moi, répéta-t-elle dans un murmure.
Tout doucement, elle se retourna contre la porte, sans cesser de regarder Ari. Elle appuya son avant-bras gauche contre le montant de bois, puis de la main droite elle attrapa la hanche d’Ari et l’attira vers elle.
N’y tenant plus, il se laissa enfin guider en elle et lui fit l’amour contre la porte, lentement d’abord, puis de plus en plus fort. À chaque coup de reins, Ari se sentait défaillir un peu plus et pourtant il ne parvenait à repousser ce doute qui l’envahissait encore. Rien, pas même le plaisir, ne parvenait à lui faire oublier la possibilité que Mona fût la meurtrière. Et au fond, la peur, peut-être, décuplait son ardeur. Emportés par l’instant, saturés de désir, ils restèrent là, debout contre la porte, accélérant le rythme de leur ébat jusqu’à ce que leurs longues jouissances culminent ensemble dans l’écho de leurs cris.
À bout de souffle, ils restèrent pétrifiés pendant d’interminables secondes, leurs deux corps trempés de sueur, plaqués l’un contre l’autre. Puis Mona se libéra et lui adressa un sourire satisfait, moqueur presque, et elle partit vers le salon d’un pas nonchalant, ramassant au passage sa robe froissée qu’elle enfila avant de s’asseoir sur le canapé et d’allumer l’une de ses cigarettes aux senteurs vanillées.
Ari, déconcerté, referma les boutons de son jean et se laissa glisser par terre, le dos contre la porte. Il sortit une cigarette, peut-être pour se donner lui aussi un peu de contenance, et l’alluma à son tour, recrachant de longues volutes de fumée au-dessus de sa tête.
Chacun de leur côté, ils fumèrent sans mot dire, laissant s’installer un silence de plus en plus gênant. On entendait au-dehors un vent fort qui secouait les arbres, et des flocons de neige dansaient contre les carreaux. Mille questions traversaient la tête d’Ari, mille questions qu’il aurait voulu poser à cette étrange femme, mais il n’aurait pu en formuler une seule. À vrai dire, il se sentait un peu idiot, pour des motifs assez contradictoires. Idiot d’avoir pu imaginer, ne fût-ce qu’une seconde, que Mona fût une criminelle ; et idiot, aussi, d’avoir fait l’amour avec elle, si facilement.
Et un visage, alors, occupa tout son esprit. Le visage de Lola, qui l’observait, une larme au bord des paupières. Il ferma les yeux et plongea sa tête dans ses mains.